L’habitude de la solitude acquise en prison

J’ai pris conscience de quelque chose la semaine dernière et ça m’a fait plutôt bizarre.
Lorsque j’étais en prison j’ai pris l’habitude de me débrouiller par moi-même et ne pas penser aux gens qui étaient près de moi dans le passé. Il a fallu que je passe par là pour ma santé mentale. J’écrivais aux gens et je ne recevais pas de réponses. Quelqu’un m’avait dit de ne pas abandonner et de continuer à écrire à mes enfants à toutes les semaines. J’ai trois enfants, quand j’écrivais trois lettres et que je ne recevais pas de réponse, je me demandais de quoi parler dans ma lettre suivante. J’ai fini par lâcher prise et n’écrire qu’aux fêtes et à Noël. Je ne fais pas de reproches, je ne fais qu’expliquer ce qui m’arrivait. Je ne juge plus pourquoi les gens prennent certaines décisions, je ne suis pas à leur place.
Mon monde c’était la prison et les gens qui vivaient avec moi. Je discutais avec mon frère et mon père parfois au téléphone. Ils m’envoyaient de l’argent pour que je le fasse alors je savais qu’ils voulaient de mes nouvelles. Par contre, parler au téléphone était très difficile. Premièrement, c’est compliqué de trouver un téléphone disponible. Lorsque tu en as un, il y a des gens juste à côté qui jouent aux cartes ou au domino (ça c’est de la torture. Les gars mettaient une couverture sur la table en acier mais ils frappaient les dominos si fort sur la table qu’ils cassaient les dominos. Les mexicains étaient tout en douceur mais les dominicains se reculaient de deux mètres et se précipitaient vers la table en la frappant du domino le plus fort possible. Selon eux, ça faisait partie du jeux, comme si ça leur donnait plus de chances de gagner).
Ça devient très frustrant lorsque tu parles à quelqu’un au téléphone et que tu n’entends pas ce qu’il/elle dit. Les gens à l’autre bout deviennent impatients et je ne peux pas y faire grand chose.
Disons que seulement l’idée de recevoir ou d’avoir à faire un appel me perturbe encore beaucoup.
Depuis que je suis sorti, je parle souvent avec mon frère sur Skype car on travaille souvent ensemble. Je ne le vois pas souvent, il est occupé et il a sa vie. Je ne vois personne d’autre car toute ma famille (à part mon frère) est loin de Montréal.
De temps à autre je parle avec mon frère et je m’aperçois qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi. Mon frère n’est pas le genre à avoir été près des autres membres de la famille. Il est parti jeune à Montréal (nous sommes de Québec) et on pouvait être plusieurs années sans le voir (surtout que la plupart de ces années, depuis l’adolescence, était en prison ou centre d’accueil). Et pourtant, c’est lui qui me donne des nouvelles des gens de la famille. C’est comme si j’oubliais tous ces gens car j’ai trop pris l’habitude d’être seul. Je travaille beaucoup et quelques fois je me dis que j’appellerai quelqu’un dans la soirée et je suis tellement dans ma bulle lorsque je travaille que j’oublie tout. Je m’en aperçois lorsqu’il est trop tard.
La semaine dernière mon père s’est fait opérer et je l’ai complètement oublié. Il a fallu que mon frère me le rappelle pour que je m’en souvienne. C’est notre sœur qui l’avait appelé pour dire comment ça c’était passé et c’est là que j’ai dit quelque chose de bizarre : j’ai dit à mon frère « ta sœur » plutôt que son nom ou « notre ou ma sœur ». C’est comme si c’était une étrangère maintenant, la sœur de quelqu’un d’autre.
C’est comme avec mes enfants, je ne sais pas trop comment agir. J’ai un fils à Toronto que je n’ai vu qu’environ une heure Noël dernier, un autre près de Québec que j’ai vu deux fois et qui ne parle pas beaucoup (je m’en sens beaucoup responsable) et ma fille que j’ai vu quatre fois car elle est venue deux fois à Montréal et en a profité pour qu’on se rencontre. Pendant mes six ans d’incarcération je ne les ai jamais vus même si j’ai été deux ans à Montréal.
C’est plus facile avec ma fille car elle est plus sociale, elle a le tour avec les gens. Ce n’est pas comme mes fils et moi qui sommes plutôt maladroits.
J’en profite pour envoyer un message à mes enfants car je sais que qu’il y en a qui me lisent quelques fois :
Si je ne vous montre pas beaucoup que je vous aime, c’est parce que j’ai oublié comment. Il y a quelque chose de brisé en moi et je ne sais plus comment faire. J’aimerais trouver les mots ou les actes pour réparer ce que j’ai pu faire mais je ne sais plus comment. Malgré tout ça je sais que vous savez que je vous aime car je l’ai tant dit. Ne l’oubliez pas.
C’est peut-être cette peur d’encore faire quelque chose qui ne ferait qu’empirer la situation qui fait que je ne sais pas trop comment m’y prendre.
Ajout : J’ai publié ce billet hier et beaucoup de gens m’ont écrit pour me dire à quel point ça les avait touchés. Je dois dire que ça me fait du bien quand les gens m’écrivent ce genre de choses. C’était une des raisons pour ce blog : que les gens comprennent que la prison ce n’est pas qu’être enfermé et ça ne termine pas dès qu’on traverse la clôture.
Ajout 2 (2025) : Je m’aperçois que j’aime trop ma solitude. J’ai été des années à en rêver. Je fais de gros efforts pour sortir de chez moi ou accepter les invitations. Ce n’est pas bon pour la santé mentale et physique d’être solitaire. Mais je suis si bien chez moi, je n’ai pas à faire de concessions ou endurer quelqu’un à côté de moi. Je n’ai pas à me mettre des bouchons dans les oreilles toute la journée. C’est quand même spécial de se souvenir d’avoir été assis sur des sièges en metal assez longtemps pour saigner des fesses. Juste voir un fauteuil à l’écran me faisait rêver. C’est bizarre comme ce sentiment d’être privilégié parce que je suis seul est resté.
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