Georges ou le voleur volé
Georges (le nom a été changé) est un gars qui a toujours fait de la fraude. Il a l’air d’un homme d’affaires prospère mais il a bâti toute sa fortune sur le dos des honnêtes gens. Le pire est qu’il trouvait ça très drôle.
Il a commencé en ayant un commerce de quartier où il avait deux caisses enregistreuses. À la fin de la journée il mettait l’argent d’une caisse directement dans ses poches. Il volait donc le gouvernement (c’est-à-dire tout le monde) pour l’impôt sur le revenu mais toute la journée il chargeait les taxes de vente et mettait aussi cet argent dans ses poches.
Il a ensuite utilisé cet argent pour acheter un concessionnaire de voitures usagées. Bien entendu il reculait les compteurs sur les voitures, se faisait payer comptant etc.
Il a pris une semi-retraite et il lui arrivait souvent d’aller aux États-Unis pour acheter des voitures de collection et il avait toujours beaucoup d’argent comptant avec lui car, bien entendu, ce genre de transaction se fait en grande partie en argent comptant pour éviter de payer des taxes de ventes et de l’impôt sur le revenu.
Un jour en revenant vers le Canada il a été arrêté aux douanes américaines et ils ont trouvé dans la voiture quelque chose comme 200 000$ qu’il n’avait pas déclarés. Traverser les douanes sans le déclarer lorsqu’on a plus de 10 000$ est une offense fédérale aux États-Unis.
Comme Georges ne parle pas anglais il a engagé un avocat américain et un avocat québécois pour être sûr que tout se passerait bien. Ce n’était pas une offense très grave et il devait être facilement libéré sous caution. Mais même pour une chose aussi simple il a eu quelques problèmes. Tout avait été organisé et il devait payer 25 000 dollars et être libéré tout de suite. Il a donc aussi payé un notaire pour préparer un chèque certifié de 25 000$.
Le jour de l’audience pour sa mise en liberté provisoire son avocat québécois est arrivé avec le chèque mais il y avait un petit problème : le chèque était en dollars canadiens! Ça ne fonctionnait plus. Georges ne voulait pas rester là. Il venait de recevoir une offre d’achat sur son condo à Miami pour 500 000$ mais il a été décidé que le « gouvernement » prendrait un « lien » (un genre d’hypothèque légale) sur son condo en plus du 25 000$ canadiens.
Les procédures ont duré une couple d’années et Georges a fini par plaider coupable à cette accusation pour le plus de 10 000$. Ça a été long parce que le gouvernement (nom donné à la couronne aux États-Unis) voulait prouver que l’argent venait d’une activité criminelle quelconque. Ils n’ont rien trouvé.
Lorsqu’on plaide coupable, aux États-Unis, normalement il y a une période qui peut être assez longue (ça m’a pris plus de six mois) pour permettre la rédaction du rapport présentenciel. Le juge se base sur ce rapport pour décider la sentence.
Pour évaluer la sentence le juge utilise le Sentencing Guidelines. C’est un livre énorme qui liste tous les chefs d’accusation existant. Si quelqu’un plaide coupable à importation de 1kg de cocaïne, le guide dira que ça lui donne 15 points (je ne me souviens plus des nombres). S’il était chef du complet, il aura 2 ou 3 points de plus. S’il devient délateur, on lui enlèvera des points. Ce sont les facteurs aggravants et mitigeants (aggravating et mitigating). Ensuite il faudra aussi définir la « catégorie ». Si c’est la première offense, il aura la catégorie 0 ou 1 (je ne me souviens plus si ça commence à 0 ou 1). La catégorie augmente avec le nombre de condamnations précédentes et encore plus si c’était le même type de chef.
Le juge regarde un tableau et verra que 15 points donnent entre 37 et 52 mois (encore pas sûr des nombres) s’il est de catégorie 0 ou 1. Plus de mois si la catégorie est plus grande.
Toutes ces histoires de points et de catégories sont évaluées par l’agent qui rédige le rapport présentenciel.
Georges n’était au courant de rien de tout ça. Il s’était fait dire qu’il aurait une amende de 25 000$ et que tout serait terminé. Il payait des avocats pour être sûr qu’il ne se ferait pas avoir.
Il a déchanté le jour de sa sentence lorsqu’il a reçu une sentence de deux ans. Il ne comprenait plus rien. Comme sa liberté provisoire était terminée, on lui a rendu son condo de Miami. La situation n’étant plus ce qu’elle était dans l’immobilier il a perdu 100 000$ dans la vente de son condo. Tout ça parce que des avocats et un notaire n’ont pas été assez intelligents pour penser que le chèque aurait dû être en dollars américains.
À Moshannon Valley Correctional Center (MVCC) on entreprend toutes les procédures d’immigration car même si on n’est pas immigrant illégal, on sera déporté à la fin de la sentence. On rencontre donc le juge par vidéo-conférence.
Lorsque Georges a rencontré le juge d’immigration on lui a assigné un traducteur. Ça commence toujours lorsque le juge fait la liste de toutes les infractions. Dans le cas de Georges, le juge a dit une longue liste qui n’en finissait plus. Georges a dit qu’il y avait une erreur, il n’avait plaidé qu’à un seul chef d’accusation. La juge a vérifié dans son dossier et a ensuite regardé Georges et a dit, qu’effectivement, il ne ressemblait pas du tout à la photo qu’il y avait au dossier.
Le juge lui a dit qu’il remettait tout à plus tard.
Tous les étrangers doivent passer par cette étape de déportation. Il est donc préférable de le faire lorsqu’on est en train de purger sa sentence car si on attend la fin de la sentence, on sera amené à une prison d’immigration où cela peut prendre des semaines à régler. Si on le fait à MVCC, on est amené à la frontière en moins d’une semaine.
Georges retournait donc s’informer une fois par mois pour savoir quand il rencontrerait le juge. J’y allais avec lui pour traduire ce que les agents d’immigration lui disaient. C’était toujours la même chose : « tu passeras devant le juge dans un mois ou deux ».
Pendant l’année où nous avons été ensemble à MVCC Georges me racontait toutes les magouilles qu’il avait faites. Je lui ai dit plusieurs fois qu’il avait été chanceux de ne faire que deux ans de prison dans sa vie. Et lui riait de moi. Il me disait que de respecter la loi à la lettre ne m’avait pas aidé tellement non plus. On se taquinait beaucoup.
Un mois avant la fin de sa sentence j’y suis encore allé avec lui. Il était stressé car il ne voulait pas se retrouver dans une prison d’immigration pendant des semaines. Il avait hâte de rentrer chez lui.
C’est là qu’on a fini par comprendre ce qui s’était passé et pourquoi on remettait toujours à plus tard. Son crime n’était pas assez grave pour être déporté. Il pourrait donc revenir aux États-Unis quand il voudrait. Mais pourquoi avoir eu deux ans de sentence si ce n’était pas grave? Parce qu’on lui a donné une sentence comme s’il avait commis tous ces autres crimes que le juge d’immigration avait listés lorsque Georges l’avait vu la première fois. On lui avait donné la sentence de quelqu’un d’autre!
Comment ça a pu arriver? L’agent qui a rédigé le rapport présentenciel a évalué la « catégorie » de Georges comme s’il était un autre Georges qui avait eu une grande carrière criminelle. Normalement Georges aurait dû avoir une copie du rapport pour pouvoir demander des corrections avant l’audience pour la sentence mais ça n’est pas arrivé et un de ses avocats auraient dû voir qu’il y avait un problème. Ses avocats ont fait le travail pour lequel ils sont les meilleurs : facturer et s’en mettre plein les poches.
La dernière fois où j’ai parlé avec Georges je lui ai demandé s’il avait l’intention de retourner aux États-Unis. « Non! Penses-tu que je veux arriver aux douanes et me faire mettre en prison pendant des semaines parce que cette bande de caves m’a ENCORE pris pour quelqu’un d’autre? »