La mince ligne entre la joie et la dépression

Dans mon billet précédent je parlais du fait qu’en prison on vit beaucoup dans le passé. On ressasse tout ce qui nous est arrivé, où on a fait de mauvais choix et on repense beaucoup aux gens qui nous ont trahi ou laissé tomber.
Je dois dire qu’au début de mon incarcération j’ai passé beaucoup de nuits blanches à penser aux avocats, la GRC, ma famille, l’aide juridique, Revenu Canada… Il m’arrivait de faire des cauchemars et me réveiller à deux heures du matin pour ne plus dormir de la nuit. Je disais que je me réveillais la nuit pour pouvoir haïr mes avocats quelques heures de plus .
Avec les années j’ai développé l’habileté « d’oublier » temporairement ou plutôt mettre de côté certains événements. Quand je me couchais et que je sentais que mes pensées se dirigeaient vers quelque chose de triste, j’étais capable de réorienter mon focus sur autre chose. On y arrive avec des années de pratique .
C’est devenu une seconde nature mais quelques fois je me sens déprimé et il faut que j’analyse pourquoi et je m’aperçois qu’il s’est passé quelque chose dans la journée qui m’a ramené un de ces mauvais souvenirs et même si je n’y pense plus, mon humeur est restée comme ça.
Par exemple l’autre jour mon père m’a raconté qu’il était allé visiter le nouveau terrain que ma sœur et sa famille avaient acheté sur le bord d’un lac. La même sœur qui était allée chercher certains de mes meubles pour donner à son fils et qui a acheté des choses pour des « pinottes » le jour où Revenu Canada a vendu le reste de mes possessions à l’encan. Mon père me racontait comment c’était beau, les tours de canot (mon canot) qu’il avait fait etc.
Par la suite j’étais triste sans trop savoir pourquoi jusqu’à ce que je parle de cette conversation à mon frère (on se parle sur Skype pour le travail). Juste de me rendre compte que j’étais triste et pourquoi, j’ai été capable de passer à autre chose.
C’est comme pour mes enfants. J’ai aussi beaucoup passé de nuits sans dormir à penser à eux, pourquoi ils ne répondaient pas à mes lettres, ce que j’avais pu faire de mal. Je sais que je n’étais pas parfait mais lorsque je comparais ma situation à celles des autres détenus qui étaient là, j’étais un ange et pourtant ces gars-là recevaient des lettres, des visites etc. Je ne leur en veux pas, ça me rendait incroyablement triste, c’est tout.
Pour sauver ma santé mentale, il a fallu que je fasse une croix sur tout ça. Une lettre à Noël et leur fête et c’est tout. J’étais en train de devenir fou. Il a fallu que j’accepte que j’étais maintenant seul, qu’il n’y avait plus que moi. J’ai demandé de l’aide lorsque je suis arrivé au CFF mais on m’a dit qu’avec les coupures, les psychologues n’étaient que pour les urgences.
Alors même si je suis heureux, il y a toujours ce sentiment qu’il y a des choses qu’il est préférable que je ne fasse pas. Comme penser au plaisir que j’avais avec mes enfants, les sorties en famille, les amis, les voyages (en fait un seul voyage).
J’aime comparer ça à quelqu’un qui doit passer par un parc tous les jours pour aller au travail. C’est un beau parc, ça vaudrait la peine d’y aller juste pour le plaisir d’y être mais il faut passer par là pour aller travailler. Une journée la personne dévie de son chemin de un pied et se retrouve dans un buisson où on le bat, le vole et le laisse pour mort. Pendant des mois la personne fait des cauchemars à propos ce qu’elle a vécu.
Par la suite la personne continue de passer par ce chemin car c’est le seul chemin pour se rendre au travail. Elle sait qu’elle ne risque rien si elle ne dévie pas de son chemin. Avec les mois elle en vient à se détendre et pouvoir apprécier la beauté du parc. Pourtant elle sait qu’à un pied il y a un autre monde, un seul pied et ce n’est plus la beauté du parc mais la laideur du monde concentrée à un seul endroit.
J’ai souvent l’impression que je marche dans la vie près d’un rideau très mince derrière lequel il y a 20 pieds de merde. Le moindre faux pas fera déchirer cette pellicule et je serai dans le caca par-dessus la tête. Je suis toujours à me surveiller pour ne pas trop m’approcher de cette ligne, de ces souvenirs douloureux qui risquent de me péter à la figure à tout moment.
Alors même si je me trouve heureux et que je suis bien, il y a toujours ce sentiment que ce n’est peut-être que temporaire, qu’on peut tout m’enlever n’importe quand. C’est plus difficile de me détendre pour apprécier les choses.
Bien entendu il y a tous ces éléments déclencheurs : j’écoute un film où on voit un homme qui danse avec sa fille et je repense à toutes les fois où ma fille et moi dansions ensemble, je vois une jolie femme en robe-soleil qui passe dans la rue et ça me rappelle des années plus heureuses, je passe devant un pub où je vois des gens qui discutent en riant…
Il y a aussi quelque chose qui me fait bizarre à chaque fois : je vais quelques fois chez Home Depot près de chez moi le samedi et je vois des jeunes couples dans la vingtaine qui cherchent des choses pour leur maison. Ils sont beaux, encore confiants et insouciants. Je trouve ça cute mais ça me rend un peu triste de les regarder car ils ne se doutent pas que ça ne sera probablement pas toujours aussi facile.
Je sais que je suis trop sensible mais cela me permet quand même de mieux apprécier les belles choses de la vie.