La grande gueule
Quand j’étais à la prison de Rivière-des-Prairies (RDP) j’étais dans le « comité » (représentant du secteur, nous étions deux).
Il y avait un gars qu’on appelait BenToutàlégout. Il avait une grande gueule et ne pouvait s’empêcher de faire chier les gens.
On recevait un journal le matin et les gens étaient avisés de ne pas l’amener dans leur cellule sinon on ne le trouvait plus car les détenus là-bas n’étaient pas tous des lumières. Il fallait le lire et le laisser sur les tables.
Un jour un gars (appelons-le Richard) lisait le journal et il s’est levé pour aller chercher quelque chose. Il ne s’est éloigné que d’une dizaine de pieds. Lorsqu’il est revenu s’asseoir il a vu BenToutàlégout se sauver avec le journal vers sa cellule. Richard est allé « chercher » son journal dans la cellule de BenToutàlégout. Ça a crié un bout de temps mais c’est passé aux coups assez vite. Moi je ne me mêlais pas de ces conneries mais quelques autres gars sont allés pour les séparer. Richard est ressorti de là avec une trace de crayon dans le cou (les gars se battent souvent à coups de crayon). Il avait été chanceux.
Un peu plus tard, juste avant le compte (où tout le monde doit retourner en cellules avec les portes verrouillées) il y a eu de l’agitation dans le secteur. Les musulmans étaient ensemble en train de discuter avec animation. Lorsqu’il y a eu le compte, le « président » du comité est allé parler avec les gardiens. Quelques minutes plus tard les gardiens ont appelé Richard et lui ont dit de ramasser ses choses. Il a été transféré dans un autre secteur.
J’ai compris ce qui s’était passé plus tard. BenToutàlégout était allé voir les autres musulmans parce qu’il aurait trouvé un papier que quelqu’un aurait glissé sous sa porte. Sur ce papier il y avait un dessin de bombe qui explosait accompagné du mot « terroriste ». BenToutàlégout disait que c’était Richard qui l’avait mis là. C’est pourquoi le « président » avait demandé à ce que Richard soit transféré car les autres musulmans n’étaient pas contents. Il faut dire que ce « président » était aussi musulman et qu’il s’entendait bien avec BenToutàlégout.
Je trouvais cette histoire louche car la cellule de Richard était en bas et celle de BenToutàlégout était en mezzanine. Des gens l’auraient remarqué s’il était monté. J’ai rencontré Richard plus tard à l’école et il n’était pas au courant de ce papier avec le mot terroriste. Je n’ai rien contre les musulmans et je les aimais bien en prison mais je trouvais triste que BenToutàlégout se serve de ça pour servir ses besoins de magouilles.
Pendant ce temps BenToutàlégout continuait à faire du trouble dans le secteur. Lorsqu’il recevait son repas, on le voyait mettre les biscuits dans ses poches et lorsqu’il arrivait à sa table on voyait qu’il faisait semblant qu’il venait de s’apercevoir qu’il n’avait pas reçu ses biscuits et retournait en demander d’autres. Ça semble rien mais quand on sait qu’ils en donnent juste assez pour tout le monde, ça occasionne des problèmes pour le dernier qui arrive et qui se plaint parce qu’il n’y a pas de biscuits pour lui (parce BenToutàlégout en a reçu deux fois). Il y a eu des noirs qui étaient nouveaux dans le secteur qui sont venus nous voir (les gars qui s’assoyaient avec moi) après quelques semaines pour nous avertir que BenToutàlégout allait voir tous les nouveaux noirs lorsqu’ils arrivaient pour leur dire de se méfier de nous car nous étions des racistes. Après quelques semaines, ces gars-là voyaient bien que ce n’était pas vrai. BenToutàlégout volait des déjeuners le matin etc.
Les gardiens aussi avaient des problèmes avec lui et m’en avait parlé (moi je n’embarquais pas dans ça, si vous voulez faire quelque chose, faites le). Un peu plus tard, les gardiens ont appelé BenToutàlégout à leur bureau. J’étais content, je croyais qu’ils le transféraient ailleurs. Il semble que non car il est revenu en racontant aux gens que les gardiens lui avaient proposé d’être le nouveau « président » du secteur (comme si c’était les gardiens qui décident) et qu’il avait refusé. « Ben oui mon cave, continue à te caler. Plus personne ne te croit. » Les gens commençaient à être tannés de lui. Le peu d’amis qu’il avait était devenu ses ennemis.
Et moi, le gentil stupide, je continuais de lui donner le même service qu’à tout le monde. Il venait me voir pour que je l’aide à écrire des mémos (certains très longs) et je l’aidais. Je faisais ma job.
Mais il était encore dans le secteur et on en avait plein le casque. Un jour j’écoutais la radio où il y avait un spécial humoristique sur les insultes dans différentes langues. J’ai appris que le mot âne en arabe est une des pires insultes qu’il peut y avoir et on expliquait comment l’écrire (Hmar). Je parlais de ça à quelqu’un et il a eu l’idée de dessiner un âne et d’écrire ce mot (Hmar) sur un papier et le mettre à l’endroit où BenToutàlégout mangeait. Je ne l’ai pas encouragé mais disons que je ne l’ai pas découragé à le faire.
Wow! Je ne croyais pas que c’était si grave comme insulte. Le pauvre BenToutàlégout est devenu complètement fou. Et comme ça faisait la deuxième fois qu’il recevait un papier du genre et que tout le monde le détestait, personne n’y a cru. Surtout qu’il était le seul arabe du secteur, qui aurait pu l’insulter avec un mot arabe? Maintenant tout le monde était sûr qu’il avait écrit les deux mots d’insulte. Pauvre gars, il a vraiment basculé à ce moment.
Peu de temps après il est allé dans la cellule de quelqu’un pour se battre. Il a voulu lui donner un coup de tête et il est arrivé sur les dents du gars. Je me souviens que BenToutàlégout est sorti de la cellule en courant et qu’il répandait son propre sang partout. Il s’était fendu le front de belle façon.
Personne n’a été triste lorsqu’il a été transféré dans un autre secteur.
Bien entendu j’ai entendu parler de lui lorsque j’étais à l’école. Les gens de son nouveau secteur me disaient qu’il était arrivé dans son nouveau secteur en disant de la « bullshit » sur moi et surtout sur le gars avec qui il s’était battu, disant qu’il l’avait laissé en bouillie. Ça c’était drôle, l’autre gars n’avait pas une égratignure. Un coup de front sur les dents, ça ne laisse pas beaucoup de trace. J’ai de la difficulté à croire que des gens soient si cons en prison. Tout finit par se savoir, tu es mieux de dire la vérité. Tout le monde me connaissait, je n’avais rien à prouver. Quand quelqu’un disait des conneries sur moi, personne ne le croyait.
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