M’étendre sur l’asphalte
C’est comme courir un marathon pieds nus, c’est douloureux et c’est long, très long. Mais on sait qu’il y a une fin et que ce sera si bon lorsque ce sera terminé. Après des dizaines de kilomètres atroces, à s’encourager en imaginant l’arrivée, on la voit enfin au loin. On se réjouit de pouvoir enfin se reposer. On s’imagine vautré dans un fauteuil avec les pieds sur un pouf. Et lorsqu’on y arrive, on nous dit qu’il nous reste encore 10 kilomètres à faire. La tentation est grande de juste abandonner, s’étendre sur l’asphalte et attendre on ne sait quoi.
Il y a quelques années je m’étais trouvé un avocat pour me représenter à la Cour canadienne de l’impôt. Revenu Canada me réclamait environ 3,5 millions. Revenu Québec me demandait à peu près le même montant sans trop savoir pourquoi. Je m’étais entendu avec ces derniers qu’ils prendraient la même décision que Revenu Canada. Si je gagnais à la Cour canadienne de l’impôt, ce serait réglé pour les deux agences.
Mon avocat me disait depuis plusieurs années qu’il n’y avait aucune raison pour que je perde. Revenu Canada voulait que je paie de l’impôt sur des sommes qui avaient été saisies aux États-Unis en 2002 (eh oui, ça dure depuis 2002).
Mon avocat avait deux arguments :
- Les sommes saisies n’avaient jamais été en ma possession, c’était les revenus d’une entreprise incorporée à l’étranger et,
- même si cela avait été mon argent, je pouvais déclarer ces sommes comme des pertes, car elles avaient été saisies. Je n’avais donc pas à payer d’impôt là-dessus.
Au début, Revenu Canada m’avait envoyé un avis de cotisation qui n’incluait pas ces sommes et leur conclusion était que j’avais perdu de l’argent en 2002. C’est pourquoi je m’opposais à payer de l’impôt sur les nouveaux montants. Je devais gagner et me faire rembourser environ 400 000$ qu’ils avaient saisis.
Donc au printemps 2018, on se préparait pour l’audience. Mon avocat me demandait de lui envoyer des documents que je lui avais déjà envoyés. Je voyais bien qu’il ne les lisait pas. Quelques jours avant l’audience, il ne comprenait toujours rien à ma cause et me posait trop souvent de drôles de questions.
Une semaine avant l’audience, la partie adverse nous a envoyé un document disant qu’en fait, même si on ne calculait pas les sommes saisies, il y avait un profit d’environ 400 000$ en 2002. Ils avaient trouvé des transferts bancaires qu’ils avaient omis de mentionner au début. Je n’avais aucune idée si c’était vrai ou non, car je ne m’occupais plus de cette compagnie depuis 2000. Mon ex-femme et son amoureux s’occupaient de tout.
Mon avocat me faisait comprendre qu’il ne voulait plus se présenter en Cour, car c’était maintenant sûr que, même si je gagnais mon argument à propos des montants saisis, il faudrait que je paie de l’impôt sur le profit de 400 000$. Avec les pénalités et intérêts, ça représentait plus que ce que ces gens m’avaient saisi. Ça ne me rapportait rien d’aller en Cour.
Pour me convaincre, mon avocat m’a dit que je n’avais qu’à déclarer faillite. Dans neuf mois tout serait réglé et je pourrais mettre tout ça derrière moi. Et surtout, mon sort ne dépendrait plus d’avocats.
Ça faisait 16 ans que toutes ces aventures duraient, que je ne pouvais jamais me détendre, car il restait toujours des choses pas réglées. Je voulais passer à autre chose.
J’ai donc déclaré faillite en juin 2018. Tout devait être réglé en mars 2019. La dame qui travaille pour le syndic de faillite m’a avisé que mon cas était spécial, car je devais beaucoup d’argent au gouvernement. Elle m’a dit qu’il faudrait que je passe devant un juge et qu’il pourrait décider d’allonger la période de faillite ou que je devais un certain montant d’argent de plus. Elle m’a quand même rassuré en me disant que les juges ne le faisaient plus beaucoup. Je n’étais pas content, car mon AVOCAT m’avait assuré que ce serait simple et rapide. Voilà que je risquais d’avoir encore des problèmes.
Pendant les neuf mois qu’a duré la « faillite », il fallait que je déclare tous mes revenus, que je ne possède pas de cartes de crédit, etc. Comme je n’avais pas d’emploi, je ne gagnais pas assez d’argent pour qu’on me saisisse quoi que ce soit. J’avais hâte que tout soit terminé. Cette situation occupe trop de mon temps et pensées.
En mars je me suis trouvé un très bon emploi. J’étais super heureux, ma faillite se terminait, je commencerais à avoir un revenu décent et je pourrais enfin vivre une vie un peu plus normale. Les choses commençaient enfin à se placer.
Une semaine avant que je commence ce nouvel emploi, la dame au syndic de faillite a voulu me rencontrer. C’était normalement la fin de cette faillite. Ce n’était pas le cas. La dame m’a avisé que le procureur représentant Revenu Canada voulait que je sois en faillite CINQ ans de plus!
Cinq ans de plus, ça veut dire que ça terminerait lorsque j’aurais 62 ans. Pendant ces cinq ans, aucune possibilité d’obtenir une carte de crédit, de me mettre de l’argent de côté pour ma retraite, d’acheter une voiture ou une maison ou démarrer une entreprise. Je ne pourrais même pas emménager avec quelqu’un d’autre, car on calculerait nos deux revenus et, si ma conjointe faisait le moindrement un salaire normal, on me saisirait beaucoup plus, car ces gens calculent le revenu « familial ». On n’enlèverait rien à ma conjointe, mais elle serait obligée de me supporter financièrement.
Si ces gens ne m’avaient pas avisé au départ que je n’avais pas d’impôt à payer si on ne comptait pas les sommes saisies, s’ils m’avaient parlé tout de suite de ce 400 000$ de profit net, j’aurais déclaré faillite il y a 10 ans. Tout serait terminé depuis longtemps et j’aurais même pu obtenir l’héritage de mon père (~100 000$).
Ils veulent que je sois près du seuil de la pauvreté pour les cinq prochaines années et que je sois obligé de travailler le reste de ma vie, car je n’aurai pas assez d’argent pour vivre. À chaque fois que ma copine parle à des amis qu’elle est sur le point de prendre sa retraite, elle ajoute qu’il faudra qu’elle se trouve quelque chose à faire seule, car je ne peux pas me permettre d’arrêter de travailler. De toute façon je n’aurais pas les moyens de voyager ou me payer certaines activités. Elle est déjà bien patiente de supporter le fait que je ne peux pas mettre les pieds aux États-Unis ou aller ailleurs.
J’ai été arrêté en 2002 après n’avoir rien fait d’illégal. La GRC et Santé Canada m’avaient avisé à plusieurs reprises les années précédentes que tout était légal. Santé Canada l’a encore affirmé en 2006, 40 mois après mon arrestation.
Depuis 2002, le gouvernement fédéral s’acharne sur moi. J’ai passé 2273 jours (plus de six ans) incarcéré dans 10 prisons différentes, dont plus de quatre ans aux États-Unis. J’ai aussi eu 2752 jours de liberté conditionnelle.
On a saisi tout mon argent, tous mes biens et ma maison.
Je suis ruiné pour le reste de ma vie.
Je crois avoir assez payé le fait de n’avoir enfreint aucune loi, comme l’a confirmé la Commission des plaintes du public contre la GRC en 2012, 10 ans après mon arrestation.
Je n’ai aucune idée quels sont mes recours. La dame du syndic m’a dit qu’elle ferait une offre pour faire descendre la période à trois ans. Pour moi c’est trois ans de trop.
Je cherche en ligne des avocats qui s’y connaissent en droit de la faillite, mais je ne tombe que sur des syndics de faillite.
Je suis vraiment fatigué. Ça fait 17 ans que parfois je n’ai qu’envie de me rouler en boule dans le lit et attendre que tout soit terminé. Mais non, il faut que je continue. C’est épuisant et inquiétant. J’essaie de ne pas penser à mon avenir, ça me stresse trop.