Du plomb dans la tête
J’ai déjà raconté que j’avais de la difficulté avec la logique des agents des forces de l’ordre. Lorsqu’une personne travaillant pour moi avait raconté aux gendarmes qu’il s’était informé auprès de moi sur la légalité des produits que nous vendions et que je lui avais répondu que tout était légal, les gendarmes en étaient arrivés à la conclusion que cette personne SAVAIT que c’était illégal parce qu’il avait posé la question. Parce que c’est sûr que si quelqu’un s’informe sur la loi, c’est qu’il sait qu’il est en train de faire quelque chose d’illégal. Les gens qui ne font rien d’illégal n’ont pas à s’informer sur les lois.
Je raconte ça, car, des années après les faits, j’entends encore ces arguments de la part de gens que je rencontre. Si je dis que je m’étais informé auprès de Santé Canada et la GRC à propos de nos actions, c’est que savais que je faisais quelque chose d’illégal. Je mérite donc ces années de prison et ma ruine financière.
On me dit aussi autre chose : je faisais trop d’argent. Ça signifie donc que je devais me douter que je faisais quelque chose de mal et que je mérite ce qui ‘est arrivé.
Les gens ne veulent pas croire ce qui m’est arrivé. Car si je n’ai rien fait d’illégal et que je me suis retrouvé à faire 2273 jours de prison et encore plus de jours de liberté conditionnelle, ça pourrait arriver à n’importe qui. Ça défie la logique.
J’ai une analogie pour expliquer ce qui s’est passé.
Supposons que, au début des années 2000, j’aurais eu un dépanneur près de la frontière américaine. Dans certains petits villages, il y a des dépanneurs qui vendent des produits de la SAQ comme des alcools forts tels Vodka, Gin, Tequila, etc.
Je commence à remarquer qu’il y a des Américains qui viennent à mon commerce pour acheter de l’alcool. Je demande leurs cartes et ils ont 18 – 19 ans. Bon, c’est légal pour ces jeunes d’acheter de l’alcool au Québec, ils ont plus de 18 ans. Que font-ils de cet alcool, le ramènent-ils aux États-Unis ou le boivent-ils au Québec? Je n’en sais rien et ce n’est pas vraiment mon problème.
Mais avec les mois, je remarque qu’il y a de plus en plus de ces jeunes Américains qui se présentent à mon commerce pour acheter de l’alcool. Je sais que je ne fais rien d’illégal, mais j’appelle la SAQ pour être sûr que tout est OK. On me répond que mon seul devoir est de vérifier si la personne qui achète de l’alcool a plus de 18 ans.
Les ventes augmentent toujours. L’alcool représente le plus gros revenu de mon entreprise. Je décide d’appeler la GRC. Ils viennent me rencontrer. On me dit que la seule loi que j’ai à respecter est la loi canadienne ou, dans ce cas-ci, la loi québécoise pour ce qui est de l’âge des acheteurs. Le gendarme me raconte qu’il me serait impossible de connaître les lois de tous les pays du monde et de décider qu’un Chinois ou un Mexicain n’a pas le droit d’acheter de l’alcool chez moi avant l’âge où ils auraient le droit de le faire dans son pays. Et que dois-je dire à jeune Jamaïcain de 16 ans qui veut acheter de l’alcool, car l’âge légal pour le faire dans son pays est 15 ans?
Le gendarme me rassure sur le côté moral de tout ça. Il me dit que je n’ai pas à m’en inquiéter, il n’y a que légal ou illégal. Pour lui, la pire drogue est la cigarette et il aimerait que le pot soit légal, mais il n’a pas à se poser ces questions. S’il veut que le pot soit légal, il n’a qu’à voter pour quelqu’un qui changera la loi. Pour l’instant le pot est illégal et il ne le sera plus bientôt. Est-ce mal ou non? Ce serait mal aujourd’hui et pas dans quelques mois? L’important est la légalité de la chose sinon on n’en sort plus.
Tout ça avait du sens pour moi. Il y a Loto-Québec qui fait de la publicité pour que les gens achètent plus de billets de loterie ou aillent au Casino alors qu’on sait que beaucoup de gens vivant dans la pauvreté se privent de bien manger (ou de nourrir leurs enfants) pour acheter des billets de loterie. Il y a aussi la SAQ qui fait de la publicité sur ses produits, offre des rabais sur les quantités et donne des « points » à chaque achat. Si quelqu’un veut de l’alcool, il saura où en trouver, pourquoi inciter des gens à boire plus?
Moi j’ai mon dépanneur et des gens viennent acheter de l’alcool. Je ne pousse personne à acheter. Je fais beaucoup d’argent, mais ce n’était pas prévu au départ. Est-ce que je me sens mal de faire de l’argent? Pourquoi le devrais-je?
Un jour des agents de la GRC arrivent chez moi en défonçant les portes alors que je dors. Je suis nu et je dois m’habiller pendant que ces personnes ont des armes à feu pointées sur moi. On me dit qu’on m’arrête pour complot de vente d’alcool à des mineurs. Tout ça me semble une blague. Ce sont les mêmes gens qui m’ont dit de ne pas m’en faire, car je ne faisais rien d’illégal. Je sais aussi que je n’ai jamais vendu d’alcool à des mineurs.
Lors de la conférence de presse pour expliquer mon arrestation, le clown en chef déclare que « Quiconque complote pour commettre une infraction criminelle dans un autre pays, c’est une infraction au Canada également ». On sait que, même si j’avais planifié vendre de l’alcool à des gens de 18 ans aux États-Unis, ça n’en ferait pas un crime au Canada. Ce serait comme dire que si je planifie vendre des bibles dans un pays où c’est illégal, ça deviendrait un crime au Canada également. Il y a des gens qui ont des cerveaux qui prennent leur retraite alors qu’ils reçoivent encore leur chèque de paye normal.
Son cerveau est en vacances, mais cela ne l’empêche pas d’imaginer une autre raison : dans les colis contenant les produits en question, il y aurait eu des recettes pour manufacturer une drogue.
Rien de tout ça n’est vrai. Je sais qu’on me libérera bientôt, car, avec mon imagination fertile, je me dis qu’on s’apercevra qu’il y a un problème, que je n’ai commis aucun crime. Il y aura un juge qui a une tête sur les épaules qui se rendra compte que tout ça n’est qu’une mauvaise farce.
Ça ne s’est pas passé comme je l’escomptais. L’absurdité n’a fait qu’augmenter. Après quelques années de procédures légales, la loi a changé et, pour acheter de l’alcool au Québec, il faut maintenant avoir 21 ans. Bien entendu, tout à coup ce que je faisais est devenu encore plus mal. Ça a conforté les gens dans leur opinion à mon sujet. Si c’est devenu illégal, c’est que c’était mal même si c’était légal. Il faut laisser le bon sens à la porte, ce qui compte ce sont les émotions (bienvenue dans Trumpland).
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J’ai fait plus de six ans de prison (dans 10 établissements), la plupart aux États-Unis. Je ne discuterai pas ici des séquelles avec lesquelles je dois vivre depuis.
Cependant, je suis amené quelques fois à expliquer ce qui m’est arrivé. J’essaie de l’éviter, mais lorsque je deviens intime avec quelqu’un, on en arrive là. Habituellement, ça se passe bien, mais je sais que ces arguments arriveront « si tu t’es informé auprès des autorités, c’est que tu savais que tu faisais quelque chose de mal » et « si tu faisais tant d’argent, tu savais que tu risquais la prison ». Je reconnais les vrais amis lorsqu’on ne fait que m’écouter et compatir. Mais il y a des gens qui reviennent souvent là-dessus. J’avoue que lorsqu’on se met à me poser des questions que j’ai entendues maintes fois et que je vois vers où ça se dirige, je deviens mécontent. Surtout lorsque ça fait plusieurs fois que je l’explique à la même personne.
J’ai déjà expliqué que le fait d’aller en prison permet de savoir qui sont ses vrais amis mais que je n’avais pas l’intention d’y retourner pour tester ceux que j’ai présentement. Par contre je vois assez vite à quel genre de personnes j’ai affaire lorsque je leur raconte mon passé. C’est assez libérateur.