Diesel therapy
Le journal de Montréal vient de publier le nombre de transfert de prisonniers effectués par année: 123 000! Ce nombre augmente chaque année. Le pire est que ces transferts ne sont pas tous nécessaires. En 2007 je voyais des gens de Montréal être transférés à Québec alors qu’ils n’y avaient aucune famille et qui se faisaient « ramener » à Montréal à chaque fois qu’ils passaient en court. Bien entendu l’inverse était aussi vrai. Il y avait des transferts vers Bordeaux à tous les jours et des gens qui arrivaient de Bordeaux à tous les jours. La rumeur qu’on entend est que le Service correctionnel ne compte pas les détenus qui sont en transfert. Alors s’il y a 500 personnes qui sont sur la route une certaine journée, c’est 500 détenus de moins en « surpopulation » dans les livres. Les détenus sont quand même là, ils couchent quand même en prison. C’est encore du raisonnement de fonctionnaire.
J’ai vu des gars arriver dans ma cellule qui m’ont dit qu’ils ne déballaient même pas leurs affaires (plusieurs sacs d’effets personnels) car ils se faisaient transférer à toutes les trois semaines. Ils préféraient être prêts. Bien entendu, il y a souvent des choses qui disparaissent dans ces transferts. Certains gars écrivaient des plaintes à RDP et Bordeaux par exemple car leurs choses avaient été perdues dans le transfert entre les deux et les employés des deux prisons ne se parlaient pas. Quelques fois les gars retrouvaient leurs choses après 15 ou 20 plaintes.
Aux États-Unis, il y a aussi beaucoup de transferts. C’est habituellement pour se rapprocher de l’endroit où doit avoir lieu une audience ou pour nous amener à la prison où on servira notre sentence. Une fois sentencé, on peut encore changer d’endroit quelques fois.
Des gars m’ont dit avoir été transférés 10 fois en deux semaines. Après ça, tu es prêt à plaider coupable à n’importe quoi. Ils appellent ça le « Diesel Therapy ».
Pour se déplacer, cela peut être en autobus ou en fourgon comme la photo ci-haut. Il m’est déjà arrivé d’être 10 heures dans un de ces fourgons sans pouvoir aller aux toilettes. C’est petit et très inconfortable.
Voici la liste des prisons par lesquelles je suis passé :
- Orsainville (Québec)
- Rivière-des-Prairies (quatre secteurs et huit cellules)
- Erie County Jail (Buffalo, New York)
- Allegany County Jail (Belmont, New York, deux secteurs et cinq cellules)
- North Eastern Ohio Correctional Center (Youngstown, Ohio, deux cellules)
- Moshannon Valley Correctional Center (Philipsburg, Pennsylvanie. deux secteurs et quatre lits)
- United States Penitentiary Canaan (Waymart, Pennsylvanie)
- Federal Correctional Institution Ray Brook (Ray Brook, New York)
- Centre régional de réception (Sainte-Anne-des-Plaines)
- Centre fédéral de formation (Laval, deux secteurs)
Je me souviens de mon transfert entre Youngstown et Moshannon Valley. La semaine avant de partir j’ai eu une infection urinaire. J’avais beaucoup de fièvre, je pissais du sang et de gros caillots. En plus la prison a été mise en « lock down ». On était enfermés 24 heures par jour pendant toute la semaine sans prendre de douche. C’était l’été et il n’y avait pas d’air climatisé. Je transpirais beaucoup et me lavais à l’évier plusieurs fois par jour. Mon coloc trouvait que je n’avais pas l’air en forme. On nous amenait des sandwiches à la baloney pour les repas.
Un soir à minuit on est venu m’annoncer que je partais. Il fallait que je prépare mes affaires. Comme je n’avais le droit de rien amener, j’ai tout donné et préparé une grosse enveloppe pour envoyer mes papiers légaux à mon père.
On est venu me chercher à 2h00 du matin pour m’amener au R&D (receiving and dismissal). Nous ne sommes partis que vers 8h00. Dans l’autobus il faisait froid. Je faisais encore de la fièvre et je claquais des dents. J’avais toujours envie d’uriner mais c’est difficile lorsqu’il y a un gardien avec un fusil qui te regarde au travers d’un grillage, que tu as les mains attachées à la taille et que le trou est situé très loin devant. Bien entendu tout ça pendant que l’autobus se promène d’un côté à l’autre. Tout ça est très humiliant. Ce voyage a duré environ huit heures.
J’ai été chanceux. Des gars ont beaucoup plus de transferts. Kevin, un gars qui était avec moi à Moshannon Valley a fait le trajet suivant juste pour revenir au Canada :
- Départ de Moshannon Valley vers l’aéroport de Pittsburgh.
- Retour de l’aéroport le même jour car problème avec l’avion (très fréquent). Dort dans le trou.
- Le lendemain, prend l’avion à Pittsburgh.
- Débarque Dakota du nord.
- Embarque encore et va Dakota du sud.
- Encore pour aller à Oklahoma City.
- Après environ une semaine, encore l’avion pour Atlanta pour y passer une autre semaine.
- Reprend l’avion pour Harrisburgh (presque le point de départ)
- Ensuite Canaan
- Ray Brook
- Centre régional de réception
Je l’ai rencontré dernièrement avec sa femme et je racontais comment la prison nous avait changés. Elle m’a expliqué que depuis que Kevin est revenu, il passe son temps à aller aux toilettes. J’ai dit que j’y allais souvent aussi mais je croyais que c’était parce que je vieillissais. Kevin m’a expliqué que c’était parce qu’avec tous ses voyages, il a toujours peur de devoir partir et il veut être prêt. J’ai alors compris pourquoi j’agissais ainsi. J’ai commencé à faire plus attention et à me détendre même si je sais que je vais prendre le métro ou entrer en classe. Je sais que je n’y resterai pas pris des heures. Ça va mieux maintenant.
C’est bizarre comme ça peut nous toucher pour des choses auxquelles on ne penserait même pas. On est changé pour le reste de notre vie.
J’ai eu un coloc qui poursuivait les Marshals au civil. Comme ces gens sont responsables du transport des détenus, ils l’amenaient toujours au mauvais endroit ou à la mauvaise date. Il servait une longe sentence dans une bonne prison mais ces gens allaient le chercher et « l’oubliaient » un peu partout. Un jour on lui a annoncé qu’il retournait enfin à sa prison originale (chez lui) et une fois rendu dans l’autobus, ils lui ont dit qu’il y avait une erreur et il a dû revenir. Je le trouvais pas mal courageux.
Ce que j’ai trouvé sur « Diesel Therapy » sur wikipedia :
Diesel therapy is a form of punishment in which prisoners are shackled and then transported for days or weeks. It has been described as « the cruelest aspect of being a federal inmate. » It has been alleged that some inmates are deliberately sent to incorrect destinations as an exercise of diesel therapy. Voluntary surrender at the prison where the inmate will serve his time is recommended as a way of avoiding diesel therapy. The case of George V. Hansen involved accusations of diesel therapy, as did the case of Susan McDougal. Diesel therapy is sometimes used on disruptive inmates, including gang members.
Pendant la « thérapie » on ne peut pas téléphoner. Notre famille ne sait pas où nous sommes et la plupart du temps croit que nous sommes encore au même endroit car on ne peut pas téléphoner avant de partir. Il y a une histoire qui est bien difficile à lire à http://educate-yourself.org/cn/dieseltherapy.shtml, j’en ai encore des frissons.
Le « voluntary surrender » est génial. Quelqu’un qui est en liberté sous caution peut demander le « self surrender » au juge le jour où il reçoit sa sentence. Ça veut dire qu’on va lui dire quand et à quelle prison se présenter et il n’aura pas à vivre tout ça. Il n’aura jamais à mettre des menottes ou à se demander où il s’en va. On reconnaissait ces gens tout de suite lorsqu’ils arrivaient. Ils n’avaient pas l’air fatigué, le regard éteint, ils avaient encore l’espoir, ils n’étaient pas (encore) endommagés. Ils font de la prison mais c’est loin d’être la même chose.
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